Voici quelques jours, mon compagnon me
voyant fatiguée, et profitant d’une éclaircie passagère, me propose une petite promenade avec lui,
histoire de me détendre. L’après-midi donc, nous nous mettons en route, Erwenn
notre dernier enfant nous accompagne, fier et heureux de pouvoir nous montrer
ses dernières prouesses en trottinette au
« skate park » du village. Il fait froid, et j’enfile avec
bonheur, un manteau rouge et ample, arrangé depuis peu par une amie. Le manteau
me donne l’allure théâtrale et il contraste de manière comique avec
l’époque : le style est rétro. Sa coupe cintrée dénote avec les allures
paysannes couramment pratiquées en campagne, de plus une poche à paillettes et
une petite fleur rose, ajoutent comme un petit clin d’œil amusant à l’habit. Mon
compagnon sourit du décalage et je souris aussi, Erwenn s’extasie de la
magnificence de mon vêtement. Et c’est vrai qu’il est magnifique : Merci
Fabienne (Falabel) pour ses créations !
Nous voici donc, marchant à l’aise, sur les
chemins argileux et bouseux de la campagne de Rouvenac, empruntant un
chemin, partant sinueux, juste en face de nos roulottes et rejoignant le
village. Erwenn file au-devant sur sa trottinette avec pour seul but le skate
park. Ce jour là, et comme à l’habitude, nulle âme au-dehors, juste le calme et
le silence de cette campagne austère sous les arbres dénudés accompagnaient nos
pas. Tout à coup, à l’orée du village, là où le chemin de terre se couvre de
goudron, une vieille dame apparaît…
Elle marche courbée, une canne assurant ses
pas qu’elle tient de la main droite, et un seau en plastique noir suspendu à
son bras gauche. Elle porte un anorak en nylon bleu marine, un gros bonnet de
laine, une robe frustre et fleurie, des grosses chaussettes de laine dessous ses
imposantes bottines noires à lacets. Elle regarde passer Erwenn qui file en
trottinette, puis reprend sa marche lente qui la mène vers nous. A cent mètres,
elle se range sur le côté du chemin, elle semble faire une pause, elle regarde
perplexe mon manteau rouge et étrange. Elle ponctue notre approche de petits
mouvements de tête désapprobateurs accompagnés de soupirs las, le regard précis
et les yeux mauvais dirigés sur le manteau. Manifestement, mon vêtement semble
lui faire offense, et je sens que je ne vais pas échapper à un commentaire de
sa part… Mon compagnon et moi, nous sourions de ses réactions, et je me prépare
amusée à ses éventuelles remarques… La rencontre du troisième âge semble
annoncer une rencontre du troisième type !
Moi :
Bonjour !
Elle avec l’accent typique d’ici et regardant le manteau :
Eh ! Bé ! Vous, vous êtes pas d’ici… Votre vêtement là, c’est pas
d’ici çà…
Moi :
Ah ! Non, on vient de Belgique…
Elle :
Ah ? Belgique. C’est le vêtement traditionnel de la Belgique ?
Moi amusée :
Non, non, tous les belges ne s’habillent pas comme ça ! Disons que c’est
« le vêtement traditionnel de moi », juste de moi.
Elle la mine dégoûtée : Eh bé !
Ca se voit que vous êtes pas d’ici,
(regardant le manteau), c’est pas très approprié…
Moi très amusée : Ah ? Mon
manteau ? Ah, si, si, c’est très approprié, voyez-vous (et prenant
exagérément un air royal), je veux juste me promener, et pour moi, la promenade
est précieuse, car ce n’est pas souvent que je me permets de ne rien faire,
donc quand je me promène je mets ce manteau, car avec ce manteau, je ne peux
précisément rien faire ! (il est très long, très ample, et les manches se
terminent par de la dentelle) C’est donc un vêtement tout à fait approprié pour
la promenade.
Elle un peu inquiète et ne quittant pas du regard
le manteau, poussant un son entre le soupir et le sifflement : Vous
habitez ici ?
Moi : Non…,
enfin oui, je suis installée au « Toziels »…
Elle méfiante : Ah ? Vous avez
acheté au « Toziels » ?
Moi : Non.
Elle semblant un peu rassurée : Ah !
D’accord. Vous louez.
Moi : Non,
en fait nous sommes installés en roulottes (et indiquant du doigt les roulottes
au loin) nous sommes accueillis au
« Toziels ».
Elle : Ah !
D’accord… (Après une pause) on vous tolère, ils vous ont autorisé à rester un
peu là ?… (Elle continue inquiète), vous repartez quand ?
Moi :
Oh ! On ne restera pas longtemps ! Sans doute nous partirons vers le
15 février.
Elle comme cherchant à se rassurer : Ah !
Et après le 15 vous quittez le département ?
Moi souriante et sentant l’inquiétude
sous-entendue : Non, pas du tout, on n’ira pas très loin, on ira à
Quillan pour terminer l’hiver.
Elle avec une petite méchanceté contenue :
Oui, la France c’est bien parfois, on est souple, on accepte (après une
pause et un soupir) sans doute on l’est trop… souple ! (revenant à moi,
elle enchaîne). Donc c’est vous, les roulottes… Eh bé, ma foi, si vous avez la
chance de ne rien faire…
Moi amusée et agacée, reprenant mon ton royal :
Oh ! Détrompez-vous, je ne fais pas « rien », je fais du
spectacle, nous faisons du théâtre, nous sommes d’ailleurs venus jouer à
Rouvenac, vous vous souvenez ?
Elle l’air dépité et regardant le manteau :
Ah ! Vous faites du théâtre, eh, bé, ma foi, si vous arrivez à en
vivre…
Mon compagnon précis : Pas encore, mais nous
y travaillons !
Moi : Vous
comprenez, mon travail c’est d’essayer de faire rêver les gens…
Elle moqueuse : Ah !
Voilà ! Vous vivez de rêves ! (et regardant Erwenn occupé non loin
avec sa trottinette). Les jeunes ont la vie trop facile, moi, ma vie a été
difficile, moi Madame j’ai eu une vie dure, on connaissait la valeur des
choses, mais ce que les jeunes ont fait de ce monde, c’est bien triste, le
monde tourne à l’envers, je les regarde et ils font les singes, moi Madame,
j’ai quatre vingt dix ans et j’ai toute ma tête, et je suis encore autonome,
c’est dur, c’est dur, j’ai eu une vie de misère, et j’ai beaucoup travaillé,
mais les jeunes là, je ne sais pas dans quel monde ils vont vivre, je leur
promets toutes les malédictions et toutes les misères, parce que le monde il
tourne à l’envers. Ils ont la vie bien trop facile. Ils ont tout ce qu’ils
veulent.
Moi éloignant la malédiction et toujours royale
: Je ne vis pas de rêves Madame ! Je vis dans la réalité mais j’essaie de créer le rêve chez les gens pour tenter d’interroger leur cœur et
peut-être ainsi remettre le monde un peu à l’endroit… (Puis attirant son regard
sur Erwenn et sur un ton doux et ferme) Regardez Erwenn, mon petit dernier,
j’ai quatre enfants, celui-ci est le plus jeune, il ne connaît pas ce dont vous
parlez, il est juste joyeux, il ne le sait pas, il le vit, il vit la joie
d’être, regardez le, regardez le donc ! Votre malédiction ne le touche
pas…Quant à mon travail, Madame, sachez que lorsque je vous
regarde, je ne peux que confirmer
malheureusement : C’est un vrai labeur, très dur, car il est des gens dont
les cœurs sont si tristes qu’il est ardu de les faire rêver ! Mais
j’essaie Madame, j’essaie…
Mon compagnon souriant et doux : Nous allons
encore jouer dans ce secteur, sûrement… Vraiment, venez, venez nous voir, vous
verrez !
Elle : Oh !
Sûrement que ce type d’amusement est fait pour la jeunesse, mais moi, je n’y
comprends plus rien… Ce n’est pas pour moi ! Mais bon, ma foi, si ça amuse
les jeunes… (Et puis me regardant avec dédain) Vous avez quatre
enfants…Vous ? Eh, bé, je les plains, les pauvres, elle est bien triste, la vie qu’ils vont
avoir… (Enchaînant en regardant le manteau) C’est spécial, m’enfin si vous
faites du théâtre…
Moi riant : Oh ! Je vous
rassure, j’enlève mon manteau quand je pèle les patates, quand je fais la
lessive, la vaisselle, et que je passe le balai… Je vous l’ai dit, c’est mon
vêtement de vacances, je ne le mets que pour l’oisiveté, je ne le mets que pour
me rappeler de ne rien faire, soit 10 minutes environ tous les deux mois… (Et
puis me penchant vers Erwenn, qui impatient et pour la troisième reprise, tire
sur mon manteau, semblant vouloir me souffler quelque chose à l’oreille)…
Quoi ? Qu’est ce qui y a, Erwenn ?
Erwenn tout bas : Maman, tu ne dois pas
parler à cette femme, parce qu’elle dit rien que des mots, des mots… (Cherchant
le mot juste)…
Moi : Des
mots tristes ?
Erwenn souriant : Oui !!! C’est
ça, des mots tristes. (Puis marquant une pause et enchaînant l’air très grave)
Pourquoi elle est tout le temps triste la Madame ?
Moi souriante : Je ne sais pas,
aller ! Laisse-moi lui parler encore 5 minutes, va jouer, on va bientôt
arriver…
Elle achevant la conversation avec Xavier mon
compagnon : Le monde va trop vite, les jeunes respectent plus
rien, je vais m’en aller d’ici et je n’ai aucun espoir pour l’avenir… (Puis me
regardant à nouveau et insistant sur le manteau), il est bien ce manteau pour
ne rien faire (et enchaînant le regard précis à mon endroit) vous avez une vie
trop simple…
Moi sérieuse et sévère me rapprochant à 10 cm de son visage et
plantant mon regard fixe dans ses pupilles, répondant sur un ton qui n’est plus
celui du jeu, un ton calme mais très ferme : Je plante mon regard
et mon âme dans votre regard et je vous dis au fond des yeux et très profond,
que je ne vous autorise pas à me dire que ma vie fût simple, vous ne me
connaissez pas… (Encore le regard planté dans le sien, je laisse un long moment
de silence et sentant que le message est parvenu jusqu’à l’âme, je recule et
enchaîne sur le ton enjoué du début). Il doit être si difficile de vivre en
votre cœur, Madame, car votre cœur est triste et vous devez vous y sentir très
seule (puis souriante et pleine de chaleur), je vous tire mon chapeau quant à
votre âge et votre esprit, mais Erwenn, qui est jeune ne comprend pas votre
tristesse et ne comprend pas que je m’arrête à vous parler, mais encore une
fois, je vous le dis, c’est mon travail, c’est ce pourquoi je suis faites, j’ai
essayé de vous faire sourire, et si ma foi, mon manteau vous a fait sourire
Madame, alors ma promenade, ce seul moment de oisiveté, n’aura pas été inutile,
j’aurai encore travaillé…
Elle sur un ton très radoucit et sentant
peut-être avoir dépassé mes limites : Oh ! Vous avez le verbe beau, vous pouvez l’utiliser pour
vous défendre vous, (comme cherchant une manière de me complimenter) et vous
avez le physique pour porter ce manteau…
Moi royale : Oui, je suis née avec
ce don, j’ai le verbiage facile et l’allure royale, je m’emploie donc à
travailler dans ce sens, et j’essaie d’être à la hauteur, vous souriez, c’est
déjà ça…
Elle un peu gênée et tendre : J’ai
toujours peur quand je vois les
petits qui font les singes sur la place du village, alors j’ai envie d’en
prendre un dans mes bras et si il s’est fait mal, j’ai envie de le consoler
(puis me regardant troublée et bafouillant) je… je… Je m’excuse de vous avoir
arrêtés dans votre promenade pour vous parler…
Moi l’interrompant : Ne vous
excusez pas, je vous l’ai dit, c’était mon moment de pause, vous m’avez offert
un moment de pause.
Elle sur le ton de l’excuse : Le
petit s’impatiente, je vais vous laisser… (Puis s’éloignant) Eh ! Bé… Il
est très beau votre manteau, c’est pas courant par ici, vous avez l’air d’une
princesse !
Moi la saluant à la manière dont on salue à la
cour : Oh ! Vous avez aussi le verbe beau et flatteur,
Madame, mais mon manteau n’est pas celui d’une princesse mais celui d’une
reine… Alors je vous salue et je continue ma promenade !
Je pensais en moi-même et sans
vanité : « … Pas le manteau d’une princesse, Madame,… Celui
d’une reine, une reine de cœur ! » Car la petite lueur que je voyais
maintenant au fond de l’œil de cette vieille « Babaïaga », était bien
une étincelle de joie qui montait de ce cœur sec resté scellé depuis trop
longtemps.
Ce n’était pas le manteau qui était
incongru, ni l’allure, mais sûrement la joie suscitée par le costume que la
pauvre vieille n’avait pas su reconnaître, car la joie était étrangère en sa
maison depuis une éternité. La peur et son cortège de corbeaux noirs, la peur
habillée en nylon bleu marine, en chaussettes et grosses godilles avait occupé
toute la place, laissant là, cette pauvre chose sèche, trainant dans son seau
de plastique le poids de ses années de souffrance et de misère, qu’elle cherchait,
comme un but à sa promenade, à vider sur le tas de compost… Un cœur sec que le
manteau avait su réchauffer… Gageons que mon esprit, ainsi habillé, ait soufflé
suffisamment sur sa braise fragile !
Quant à moi, ce jour là, je suis revenue
légèrement alourdie du poids de la tristesse de la vieille, une tristesse bien
cachée dans les plis de mon manteau… Mais heureusement, je l’ai choisi bien
ample le manteau, ainsi il peut amplement contenir toutes les peines et
celles-ci bien couvées, mon esprit peut alors travailler à les transformer en
rêves, des rêves doux, des rêves beaux, des rêves pour nourrir le monde, et
ainsi offrir peut-être, un monde plus vaste à la jeunesse, un monde où tour à
tour les choses sont à l’endroit ou à l’envers, il importe peu, car « les
choses » sont juste « les choses », et c’est notre matière à
travailler… Ce jour là, et la vieille ne le sait pas, deux
« Babaïagas » se sont rencontrées, et les « Babaïagas »,
sous leurs manteaux, qu’elles soient reines ou paysannes, ont toutes, le
pouvoir de donner la mort, mais aussi, … de donner la vie!
C'est beau et bon comme une gaufre de Bruxelles à la chantilly.
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