Le voyage est avant tout la rencontre de l’Autre… Rencontre
de l’inconnu, d’autres paysages, d’autres lumières, d’autres couleurs, odeurs,
saveurs, contrastes, émotions…
Depuis un certain temps déjà, je réfléchissais à la forme
que pouvait prendre le témoignage de ces rencontres singulières, posées là, sur
cette route empruntée par nos roulottes. Là où l’on se pose, là où quelque
chose nous arrête, là où l’Autre interpelle, choque, dérange, éclaire, calme et
se réfléchit en nous-mêmes.
Le voyage alors ne serait plus une errance perpétuelle,
mais, un chemin éclairé par ces repères extérieurs où le moi s’arrête un moment
comme en un refuge chaleureux qui ressemblerait à un retour à la maison.
Pourquoi publier ces pensées nées de ces rencontres ?
La première raison réside dans le fait que je suis
comédienne : J’aime observer les choses et les gens, pour ensuite tenter
d’en faire une esquisse aux autres. La deuxième raison est encore que je suis
comédienne : à ce titre, à priori, j’ai la parole libre, dans le cadre de
la scène tout au moins. Cette liberté m’a toujours donné le sentiment puissant
d’être actrice, dans le sens de « faire les choses ». Hors, dans ce
monde qui vit une transition extrêmement délicate mais nécessaire, je décèle
souvent une forme de résignation, d’impuissance grandissante. Cette résignation
s’exprime le plus fréquemment par un long silence accompagné d’un soupir lourd
et parfois d’une petite phrase assassine : «Que veux-tu faire, je
n’ai pas le choix ! ». Il n’est pourtant rien d’inquiétant dans la
réalité elle-même si ce n’est notre résignation à son endroit.
Voilà donc, pour moi, un moyen de plus de prendre la parole
et peut-être de la rendre à ceux qui pensaient l’avoir perdue, la donner à ceux
qui pensaient ne pas l’avoir, et enfin, faire taire ceux qui pensaient que
parler était facile, et que lorsque l’on parle beaucoup (comme moi), on ne peut
écouter !
J’avertis donc d’emblée, que mon témoignage ne serait être
objectif, car je ne peux, (comprenne qui peut), qu’écouter en moi-même et mes
limites trahiront sans doute l’Autre au détour de mon regard (trop ?)
personnel… Mais l’Aube de l’Autre se lève exactement à cet endroit. Que tous
ces autres que j’ai écouté du mieux que je l’ai pu, m’en excusent, mais qu’ils
sachent que s’ils apparaissent dans notre petite Gazette, c’est sûrement qu’ils
m’ont offert une part d’eux-mêmes, un éclairage neuf, une petite bougie pour ma
lanterne, et je leurs en suis infiniment reconnaissante.
Ceci m’amène à la troisième raison : La reconnaissance
vis-à-vis de la Vie, et une forme d’hommage à tout ce que j’ai pu observer
durant ce vaste périple. Alors tel un Ulysse sur son vaste océan, je veux créer une carte des points forts rencontrés, rencontres étoiles empêchant aux voyageurs de s'égarer.
Notre voyage en roulotte a commencé à Montréal (Carcassonne)
en avril 2012. L’idée de la Gazette s’est imposée, alors que nous étions en
tournée. Il m’était dans ce contexte difficile d’écrire : Le temps étant partagé
entre l’instruction des enfants, l’intendance de la famille et les
montages/démontages successifs du chapiteau, enfin, les temps de
représentations. Pour toutes ces raisons je n’ai démarré la Gazette qu’en
Septembre, alors que nos roulottes et notre petite famille s’étaient mises à
l’arrêt pour préparer la saison 2013. Nous travaillons d'arrache pieds à la
communication afin d’élaborer une saison prochaine plus efficace.
Cette pause obligée est propice pour me centrer et me
remettre à l’écriture !
Voici un premier portrait. C’est celui de
Stéphane habitant à Quillan.
Installant nos roulottes, sur le parking des « Prés en
Bulles » à Quillan, en vue de jouer nos dernières représentations de
l’été, nous rencontrons Stéphane, le fondateur de l’association « Les Prés
en Bulles ». Je l’avais déjà vu quelques trois mois auparavant afin de
discuter des conditions d’accueil de notre structure.
Ma première impression fût mélangée. Moi-même, ce jour là,
je me sentais quelque peu mal à l’aise : j’étais en position de demande
face à quelqu’un que je ne connaissais pas du tout. De plus, nous démarrions
notre saison et je n’avais pas encore l’assurance d’un spectacle « qui
plairait » (l’aurais-je jamais ?).
Stéphane, debout derrière « son » comptoir, Xavier
et moi, assis de l’autre côté, sirotant tous trois une bière fameuse et
artisanale faite par les bons soins de notre hôte. Ah ! Oui, « Les
Prés en Bulles » c’est aussi une brasserie artisanale. Cela aurait du me
mettre à l’aise, car pour une belge (nous sommes belges) c’est une sorte de
retour aux sources… Et bien, pas du tout.
Stéphane, très sérieux et peu bavard, me semblait d’un seul
coup, bourru et peu comique. J’avais du mal, sous sa très belle moustache, à
desceller ce petit sourire discret, souvent teinté de malice que j’ai pu
observer par la suite…
Je l’avoue, la première fois que j’ai rencontré Stéphane,
c’est grâce à une femme, elle s’appelle Louise, elle possède la grâce des anges
et elle m’a facilité le chemin vers lui...
Car Stéphane ne se rencontre pas en pleine lumière, il se
découvre sous les lumières tamisées… Il est charmant, pudique, discret et il
inspire la précaution : on n’entre pas chez lui sans se sentir invitée, on
essuie ses pieds pleins de boue et on demande doucement, sans crier, si l’on
peut partager un moment avec lui. Stéphane est complexe car on peut entrer chez
lui les chaussures pleines de boue, on ne doit pas demander dix fois si l’on
peut prendre une douche, et vos enfants peuvent ne pas dire s’il vous plaît ou
merci (si, si, j’y tiens !), cela n’a pas l’air de le fâcher. Il aime les
enfants, et nos enfants l’aiment.
Stéphane aime la culture, il est vaste et ouvert, il n’a pas
choisi « une » culture mais bien « la » culture. Il pèse
ses mots avant de parler, il met des silences qui parlent plus, il croise votre
regard un moment avec une belle fixité puis il revient en lui-même, les yeux
rapides qui vont de droite à gauche, cherchant le mot juste, la parole
authentique. Il caresse de sa main droite, les graines de malt posées dans une
assiette sur le comptoir de bois, il tient de la main gauche sa cigarette
roulée, et quand, installée pour un entretien avec lui, je me préparais à poser
ma première question, il me surprend par deux questions à mon endroit : « Qui
viens-tu rencontrer, Stéphane le membre de l’association, ou juste
Stéphane… » Je réponds, il enchaîne : « Pourquoi
moi ? »
Car oui, Stéphane est pour moi quelqu’un de surprenant,
belle surprise, Mais chut… Je me tais… Levé de rideau sur cet homme qui aime
les coulisses… Stéphane.
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Stéphane et Louise |
Nom :
Stéphane Lacourtiade.
Age :
43. « merde je sais plus… Non… Oui… 43 ans ».
Origine :
Né dans le Gard, mais n’y a vécu qu’un an, il grandit à côté
de Toulouse.
De Toulouse à
l’Aude :
Il fait des virées avec les copains à la mer au moment du
permis, il aime la région, sa sœur s’y installe, par son biais, il se fait un
réseau de connaissances.
Dans l’Aude :
Il travaille comme cuistot à la montagne, il est travailleur
saisonnier : « Tu travailles 17 heures par jours, tu rencontres des
gens exigeants. Je commençais à m’épuiser, je ne suis pas particulièrement
sociable, pas pour rien que j’ai choisis la cuisine. Par contre tu rencontres
toutes sortes de gens, tu vis comme sur un bateau, dans une grande intimité, des
amitiés se développent, des relations… A la fin je ne supportais plus les
autres, j’avais envie d’isolement, j’aimais la montagne, le plateau de Sault,
je me suis installé à Espezel, il y a treize ans.
Les Prés en Bulles, qu’est
ce que c’est ? (devise : Mieux vaut une bière d’ici à l’eau de là)
C’était un projet, un outil que j’ai créé tout seul, je n’ai
trouvé personne pour le créer, peut-être parce que je ne savais pas en parler
clairement, je pense que le projet pouvait faire peur, au début, un copain m’a
aidé puis il a laissé tomber. C’est un outil de travail qui sort du cadre privé
de l’entreprise, lieu de partage et d’échanges que la brasserie vient
compléter. Depuis beaucoup de gens m’ont aidé et soutenu, sans eux ça n’aurait
pas existé. Aujourd’hui, c’est un lieu développant les activités non lucratives
telles que les débats, conférences, projections, concerts, soirées jeux,
stages, ateliers, lieu de répétition, groupement d’achat pour favoriser la
production locale et l’ouverture au monde agricole,… un lieu où la culture est
prise en charge par le secteur privé. La brasserie vient compléter ce lieu et
offrir son espace structurel à toutes ces manifestations. Son principal
handicap, le chauffage : la brasserie fonctionnant intensivement en été,
les activités doivent s’étaler de Septembre à mai.
Le bilan aujourd’hui,
ou, le rêve est- il en phase avec la
réalité ?
Oui, même si on n’est pas au point. C’est un projet… Nous ne
sommes pas assez nombreux, c’est toujours la même équipe, il y a un épuisement
général. Mais j’ai toujours voulu avoir affaire avec la culture, j’ai travaillé
10 ans dans les cuisines, j’ai fait beaucoup d’intérim, dans les travaux
agricoles, j’ai aussi travaillé dans les milieux associatifs et par le biais du
théâtre à Toulouse je suis entré dans les lycées, les collèges, les maisons de
retraite, j’ai fais un peu de décor. La lame de fond, c’était toujours
« Les Prés en Bulles », c’est bien un rêve. J’y ai vécu des moments
d’émotions intenses, des émotions générées par l’observation du plaisir que
prennent les gens. Je n’aime pas me mettre en avant, j’ai plutôt tendance à
vouloir fuir ça peut-être à cause de mon éducation ?… Je me suis construit
dans le manque de confiance, et puis, je doute sur tout, mais j’aime donner du
plaisir au gens, c’est pourquoi j’aime la cuisine.
A ton dernier repas
tu dirais quoi ?
Merci !
Les jours difficiles
qu’est ce qui te fait tenir ?
Les autres, même si j’essaie de les fuir, je cherche à être
seul avec moi-même, c’est peut-être là que je prends véritablement conscience
des autres… Je suis un solitaire qui croit au collectif.
Si tu avais une
citation, laquelle ?
« Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste
plus qu’à chanter. » Ce n’est pas de moi, c’est de Beckett.
Est-ce que ta moustache
à un rapport avec Dali ?
Du tout (sourire)…
Rat des villes ou rat
des champs ?
Ni l’un ni l’autre. J’aurais du mal à revivre en ville, j’y
ressens une grande violence sociale, la quantité des gens en difficulté, la
promiscuité contrastée entre les classes pauvres et riches et l’indifférence
face à ces choses, il en résulte une grande violence. Ces facteurs sont
présents en campagne mais je le ressens moins. J’ai les deux, c’est aussi pour
ça que j’ai voulu amener ma culture (citadine) en milieu rural (les Prés en
Bulles).
Comment perçois-tu le
monde ?
En transition, en mouvement permanent. Ce qu’on vit
aujourd’hui n’est pas facile, pas rose pour tout le monde. Il y a de plus en
plus de peurs. Mais ça dépend de quel côté on pose le regard, c’est toujours la
même histoire, celle du verre à moitié plein ou à moitié vide… (Rire)… Un verre
de bière bien sûr ! J’essaie d’approcher la vie de façon universelle,
d’avoir une vision de l’humanité dans son évolution et j’essaie d’avancer au
mieux avec mes moyens et mes compétences, de tendre vers…
As-tu un gros
regret ?
(Silence long), oui, mais je l’ai oublié… (A la fin de
l’entretien, il dira : les seuls regrets viendraient de ce que j’aurais pu
faire, que je n’ai pas fait et que je ne ferai jamais, donc je ne peux répondre
« oui » actuellement.)
Qu’est ce qui te
rendrait plus heureux ?
Un monde sans argent, sans profit… Sans argent non… Un monde
plus juste où tout le monde serait acteur,… Non même pas, plutôt où chacun
aurait sa place,… En fait, la vie pourrait être beaucoup plus simple.
Qu’est ce qui te met
particulièrement en colère ?
Le manque de respect. Aujourd’hui, le respect est lié à la
crainte de l’autre, le respect de Dieu, le respect d’une personne
hiérarchiquement perçue comme supérieure (patron, personne âgée)… Je veux
parler de la politesse, la courtoisie à l’égard de l’autre, l’acceptation de
tout ce qu’il est, sans le rejeter, ne pas le juger. « Ne fais pas à
autrui ce que tu n’aimerais pas que l’on te fasse. »… Il y a aussi la
méchanceté sous toutes ses formes.
De quoi as-tu
peur ?
La mort de mes parents… Et puis, des proches en
général.
Quelle est ta plus
grande qualité ?
La gentillesse, je crois que je suis quelqu’un de gentil.
Ton plus gros
défaut ?
Ma méchanceté… (Rire)
Si tu étais un animal ?
Humain… (Regard et sourire malicieux)
Pourquoi ?
Parce que je ne le suis pas complètement encore… (Re- regard
malicieux)
Une plante ?
Une graminée peut-être, ou un arbre. La graminée nourrit et
se ressème et l’arbre pour sa durée de vie… Pourquoi pas une fougère, une des
plus vieilles plantes, je crois.
Une épice ?
Le piment. J’aime son goût. Ça relève, ça pique, ça réchauffe,
c’est plein d’arômes.
Ta vision sur la Vie,
quelle y est ta place ?
Je ne fais que passer dans l’Histoire de l’humanité, j’essaie
d’y passer avec beaucoup d’humilité. La place que j’ai est celle que
m’accordent les autres.
Être libre pour toi
c’est quoi ?
Vivre le mieux, le plus agréablement possible sans
nuisances, je ne peux pas dire en l’absence de contraintes, les contraintes
n’étant pas forcément des absences de liberté, mais sans nuire aux autres et
avec les autres… Encore une idée collectiviste ou humaniste,… Je ne sais
pas.
Le comble de la
misère ?
Qu’elle soit une habitude… Qu’on s’y habitue, qu’elle soit
banalisée… (Silence)… Mais ça, c’est déjà fait… Peut-être la résignation est
elle une forme de tolérance à la souffrance…
Le comble de la
connerie ?
La méchanceté sous toutes ses formes : le pouvoir,
l’avidité, et la domination y participent.
Qu’aimes-tu chez les
enfants ?
Leur imaginaire, ils ne sont pas encore conditionnés, leur
émerveillement, leur curiosité. Ce sont des choses que l’on n’arrive pas à
préserver dans notre société, on ne développe pas suffisamment ces qualités à
ce moment là, ce qui explique sans doute que l’on devienne adulte résigné.
Comment vois-
tu « le couple » ?
C’est le début de la famille, j’ai du mal à concevoir le
couple sans l’idée de la famille… Enfin… J’ai du mal (il relativise)… La
famille est la première structure où peuvent
se développer des valeurs libertaires… (Pause) La famille idéale
peut-être ? (il s’interroge)… Les formes de relations les plus
complexes : le respect, on peut se permettre des choses qu’on ne se
permettrait pas avec les autres. Elle peut-être une forme d’autogestion, c’est
là, que l’on peut se forger une ouverture au monde. Mais elle peut aussi
représenter une forme de danger : le sens du clan, la famille peut se
fermer au reste du monde.
Ton livre de
chevet ?
Y’en a plusieurs… (Soupir ennuyé)… « Voyage au bout de
la nuit », c’est un livre très juste, le personnage est très juste.
« Crimes et châtiments » de Dostoïevski, il est tellement allé loin,
ils ont tellement été loin…
Un film?
“Pat
Garret Billy the Kid”, de Sam Peckinpah.
Une musique?
“Requiem allemand” de Brahm et “Fable of Faubus” de Charles
Mingus.
Voilà. Cet entretien se termine… On se regarde, on se
remercie, on se serre dans les bras, je déguste ma bière, je me fais la
promesse de lire (ses) ces livres et d’écouter (ses) ces morceaux, de voir (ses)
ces films. Je suis émue, frustrée aussi de ne pouvoir faire le tour de l'étoile... L' Autre garde toujours son mystère… et puis… Chacun retourne à son chemin…