La note de l'écrivain

Le rêve c'est bien, mais la réalité est plus nuancée, plus complexe, terreau du meilleur parfois du pire. L'histoire humaine est jalonnée de rêves aux allures de cauchemars..

Le voyage que notre famille entreprend permet sans nul doute d'être témoins privilégiés de faits souvent ignorés ou mal évalués. Quand on vit, comme le plus grand nombre, abrité par quatre murs et un toit, on a parfois peur mais on suppose que le danger ne passera pas la porte, préférant regarder par la lorgnette (le petit écran) ce qui se passe au-dehors. Le danger n'est pourtant pas dans la réalité, mais dans le fait de ne pas vouloir la voir, où d' en nier une partie, car elle n'est ni bonne ni mauvaise, elle est ce qu'elle est.

Notre gazette s'invite dans vos boudoirs chaleureux, petit moment de pause, réflexions, idées, impulsions et initiatives pour que résolument attentifs, nous nous souvenions que notre humanité tient dans notre faculté à rêver et notre capacité à transformer nos rêves en réalité. Pour le meilleur et le meilleur!

samedi 8 février 2014

La couleur de mon hiver


Alors qu’aspirant profondément à un hiver comme un « retour » en famille,  mon hiver se révélait pourtant blanc et froid : il n’avait pas la couleur tant attendue et annoncée par cette fin de saison, cette couleur automnale orange et chaude. Les teintes chaudes de la braise qui du feuillage tout entier, une fois l’hiver venu et les feuilles tombées, se concentrent dans l’âtre et amènent autour du feu de la cheminée les petits bonheurs tranquilles de la période hivernale : les chocolats chauds partagés, les odeurs de sapins et de fêtes familiales, les bagarres de boules de neige, les promenades dans le désert blanc au froid mordant, le repos des guerriers autour d’une table dressée de mets, les dindes fumantes, les gâteaux, le chocolat, les galettes des rois, toutes ces gâteries qui nous font oublier ensemble la rigueur froide du dehors.

 Mais cette fin de saison qui fût marquée par un incident sans gravité mais douloureux laissait en moi sa marque profonde, et je ne soupçonnais pas alors, qu’une fois de « retour », j’allais faire le constat d’un énorme « branle bas de combat » en moi-même. L’incident révélant le fait que nulle part je ne serais plus « chez moi », je ne pouvais que rentrer « en moi », sans patrie, sans famille, ce « en moi » ressemblait à un champ de guerre. Ce champ de bataille m’empêcha d’abord de trouver le sommeil, ensuite une sorte de « tiédeur » nouvelle m’envahissait à l’égard des gens qui m’entouraient, un peu comme ces soldats dans les tranchées qui s’habituent et s’accommodent sous peine de devenir fous, ainsi je ne me montrais plus aussi « ouverte » et peu à peu mes relations se faisaient plus réservées et prudentes, je sortais rarement de la tranchée, j’avançais comme sur un terrain miné affichant d’emblée un ridicule drapeau blanc, bientôt une tristesse sans agitation me taraudait tout le jour, puis une fatigue telle s’installa qu’elle me contraignait à la nécessité de dire mes limites sans heurt, ensuite vint le temps de la réflexion, de la méditation et je me mis à dévorer des livres. Une fois de plus, les livres semblaient être seuls réellement capables de m’apporter tout à la fois ; un espace intime et personnel, un écho en moi-même, un nouveau regard, une proposition de piste nouvelle, l’avantage de la présence d’un autre sans les multiples inconvénients de son jugement trop fréquent. Bref, je me plongeais compulsivement dans des lectures qui parlent beaucoup et qui néanmoins savent pourtant se taire, et je cherchais dans ce méli-mélo de mots choisis, un éclairage, une lueur, une petite flamme pour y réchauffer un  peu mon âme trouble et esseulée. Emmitouflée dans ma couverture, n’ayant pas le moindre courage pour allumer un feu, toute habillée dans mon lit, je tentais de me réchauffer au feu de ces mots tout comme la petite fille aux allumettes craquant ses petits bâtons de bois, transparente aux passants, qui comme leur nom l’indique, ne font, eux, que passer. Je lisais donc « L’arbre des possibles », « La chute des géants », « L’hiver du monde », « La secte des égoïstes », « Purge », « Au Royaume des femmes », « En mémoire de la forêt », « Au bonheur des dames », « La mémoire des vaincus », toutes ces lectures sorties au hasard de la bibliothèque précieuse d’une amie.

 C’est ainsi que plongée au cœur des mots, je me trouvais lentement et curieusement amenée à plonger au cœur du siècle dernier, période d’industrialisation, mais aussi et surtout période de mutations profondes, de crises douloureuses. Un monde aux prises simultanées avec des enjeux économiques nouveaux, des crises sociales aigües, des tensions politiques, et des désirs de libertés, un monde de revendications, d’exigences de droits pour les individus jusqu’alors privés. Une planète soumise aux tyrannies, de Lénine, Staline, Hitler, Franco, Mussolini et où les pouvoirs tsaristes, bolchevicks, communistes, allaient progressivement déboucher sur le capitalisme puis le capitalisme à outrance dans lequel nous vivons aujourd’hui. Enfin, une Europe « démocratique » aux contours redessinés par deux guerres violentes, et qui peine pourtant à trouver une place au sein de cette mondialisation qui exploite encore. Les phénomènes n’ayant pas disparus, juste auront-ils été déplacés. Un monde aussi, et on le sait peut-être moins, qui fût porté par le formidable espoir de voir les individus plus libres. Mais comme les anarchistes libertaires le devinaient, ces deux guerres seraient folies meurtrières, ce monde verrait la tyrannie la plus brutale s’installer, le travail s’automatiser au détriment du confort de l’individu, les misères sociales continueraient, et les valeurs d’égalité représentées par les pouvoirs en place rentreraient violemment en contradiction avec la liberté des individus. La seule solution : une terre généreuse qui se passerait bien de toute forme de pouvoir (le pouvoir n’étant jamais que la domination des uns sur les autres et ne laissant jamais d’autres choix que celui de la soumission ou de la guerre). Inutile de préciser que les anarchistes libertaires qui œuvraient avant l’installation du bolchévisme, furent tous enfermés, ou abattus, ou encore assimilés disons le : ils furent vaincus. Mais comment ne pas l’être lorsqu’on est pacifique, dans un monde qui, lui, est armé jusqu’aux dents ? Et finalement, est -ce que toute forme d’idéal ne devient pas tyrannie dès lors qu’il tente de s’imposer au plus grand nombre par le biais du pouvoir ?

 Aujourd’hui, ces mêmes idées de liberté continuent à m’animer et sont toujours aussi malmenées par le contexte, qui après tout, n’a pas tellement changé. Oui, c’est sûr, je n’ai pas eu à subir deux guerres violentes, je ne vis pas sous une dictature, je vis dans un état « démocratique » qui n’a pas peur de mettre dans sa devise deux termes aussi contradictoires que  liberté et égalité (il faut être un peu schizophrène pour vivre ici), je ne me nourris pas tous les jours de choux et de pomme de terre, je vis dans une société de consommation et j’ai appris à consommer dès le plus jeune âge, je ne dois m’inquiéter que de mon pouvoir d’achat, j’ai acquis la liberté de voter (dans mon pays où je ne vis plus ?!), je peux jouir de mon corps en toute liberté (si ceci est en accord avec mon contrat de mariage mais je peux aussi divorcer facilement),  je peux espérer vivre jusqu’à 90 ans en relativement bon état (vu les progrès formidables de la médecine), si je suis en très mauvais état je serai prise en charge par une institution psychiatrique ou médicale, ou encore un hospice de vieux… Et pourtant, l’hiver ressemble à une traversée du désert. Pourquoi ?

 A l’éclairage de mes lectures et de mes dernières expériences relationnelles malheureuses, je me rendais compte à quel point je tentais, bien inconsciemment et depuis des années, d’incarner un idéal de liberté. Oui, tout comme une petite « anarchiste libertaire », je luttais en moi-même pour faire exister ma liberté de femme, ma liberté au travail, ma liberté d’esprit, ma liberté de voyager, ma liberté de rêver, de créer, d’inventer, d’accoucher, d’instruire, tout cela sans nulle autre ambition que le bonheur en moi-même. Je portais au creux de moi cette intime croyance que le pouvoir était forcément corrompu même s’il était guidé par de belles idées. Je continuais à penser profondément que l’être humain ne comprenait toujours pas ce cerveau fait pour dominer dans l’action. Ainsi, il se condamnait à rejouer les mêmes conflits, les mêmes guerres et par là, il faisait éternellement rejaillir sa souffrance sur le monde. Un monde à l’image de ses synapses qui le dominent (voir le film d’Alain Resnais « Mon oncle d’Amérique »).

 D’un seul coup, je compris ce qui fit tellement sourire ma psychanalyste lorsqu’il y a trois ans je lui annonçais le titre ambigu de ma pièce de théâtre « Faut pas rêver ! ». Comme un éclair de préscience, ce titre révélait à merveille la contradiction magnifique de ce monde. On se plaît à rêver que l’on est enfin « égaux » et « fraternels » et « libres », mais en réalité qu’en est-il ?  Dans ce monde ou tout est construit pour nous fournir du « bonheur en boîte », dans ce monde où les frontières se sont ouvertes et élargies, permettant la « libre » circulation des biens et des personnes, dans ce monde qui peine à nous faire croire en ce beau rêve et qui aujourd’hui s’effrite et qui a bien du mal à cacher ses failles, qu’en est-il de nous ? Humains, hommes, femmes, enfants. Où sont donc ces libertés ? Où en sont nos institutions scolaires qui ont pour vocation d’aider le petit humain à grandir en harmonie, où en est la médecine qui a pour vocation de travailler avec un patient sur son harmonie perdue, où en est la justice qui a pour vocation de résoudre les conflits et de travailler sur la notion de responsabilité. Tous les métiers tournant autour de l’humain sont en grande difficulté, toute discipline ne s’exerçant pas dans les champs, de l’exactitude, de la rentabilité, de l’efficience, a bien du mal à s’appliquer. Depuis maintenant des décennies une énorme machine de pouvoir et d’argent c’est mise en route, et l’humain à son service se voit contraint de se soumettre à sa tyrannie.

On avait voulu l’égalité, et c’est vrai que nous sommes égaux, nous mangeons tous les mêmes aliments, qui cheminent par les mêmes circuits, nous portons les mêmes vêtements qui sont tous fabriqués selon les mêmes normes, nous consommons les mêmes médicaments et nous bénéficions des mêmes traitements, les graines que nous faisons pousser dans nos champs proviennent des mêmes distributeurs, et nous mettons nos enfants au monde selon les mêmes pratiques, nous recevons tous le même carnet de santé, et les mêmes langes dans les hôpitaux, nous possédons tous la même machine à « expresso » qui tombera en panne dans les mêmes délais. Et c’est ainsi que depuis le plus jeune âge, tout être n’étant pas suffisamment efficient, se retrouve avec les mêmes, dis orthophoniques, dyslexiques, hyper kinésiques, distraits, inadaptés, et bientôt en disgrâce et scientifiquement mit de côté, le monde les oubliera peu à peu, car ceux-là sont trop peu conformes pour participer à l’effort inconscient collectif et général de maintenir la toute puissance de la nation, la région, la culture, la famille, son petit chez soi. Une machine en totale contradiction avec nos rêves profonds d’êtres. Une réalité brutale où il faut gagner où perdre, mais où toujours pourtant tu te sens perdant. Alors plein d’un orgueil insupportable et ridicule nous nous accrochons et nous crions que nous avons fait la révolution, nous avons décapité les rois (le français a d’ailleurs souvent du mal à comprendre qu’en Belgique le roi est un symbole d’unification et de pacifisme et non pas un symbole de pouvoir tyrannique, on ne va donc pas lui couper la tête !), on a aucun mal à jeter son « égalité » à la face de l’autre dès lors que l’autre pense et conçoit de la même manière, on est « fraternels » au cours des deux dimanches par mois en famille ou entre amis entre l’entrée et le dessert, et on se croit « libres » car on peut l’ouvrir à tue tête pour assassiner l’autre de nos propres convictions, et pendant que « la belle basse cour » de Souchon discute, se distrait, se dispute, la machine à faire du rêve continue son travail.

Aujourd’hui, il faut que l’on me dise, où sont restés nos rêves à « être », coincés sans doute quelque part dans les engrenages de cette grande machine. Comme un grain de poussière… Un petit potentiel d’accident… Un providentiel et infime « Je pense donc je suis »… « Je pense donc je rêve » et sans nulle autre chose que ce minuscule « défaut » il se pourrait bien, bientôt, bientôt, que ça « bing » et que ça « bang »… Peut-être pour rien et retour au néant, où pour un autre monde peut-être, meilleur je le rêve. Voilà, je vais dormir dans mon paradis blanc-anc où les manchots s’amusent dès le soleil levant-ant, comme, comme, comme avant. (Michel Berger)

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