La note de l'écrivain

Le rêve c'est bien, mais la réalité est plus nuancée, plus complexe, terreau du meilleur parfois du pire. L'histoire humaine est jalonnée de rêves aux allures de cauchemars..

Le voyage que notre famille entreprend permet sans nul doute d'être témoins privilégiés de faits souvent ignorés ou mal évalués. Quand on vit, comme le plus grand nombre, abrité par quatre murs et un toit, on a parfois peur mais on suppose que le danger ne passera pas la porte, préférant regarder par la lorgnette (le petit écran) ce qui se passe au-dehors. Le danger n'est pourtant pas dans la réalité, mais dans le fait de ne pas vouloir la voir, où d' en nier une partie, car elle n'est ni bonne ni mauvaise, elle est ce qu'elle est.

Notre gazette s'invite dans vos boudoirs chaleureux, petit moment de pause, réflexions, idées, impulsions et initiatives pour que résolument attentifs, nous nous souvenions que notre humanité tient dans notre faculté à rêver et notre capacité à transformer nos rêves en réalité. Pour le meilleur et le meilleur!

jeudi 13 février 2014

"Rémini-sens"

Lorsque le présent ne fait pas toujours sens, il arrive que l'on plonge dans la mémoire espérant y glaner quelques souvenirs précieux. Ainsi, remontant à la surface, on peut contempler, à la lumière de la conscience, les petits fragments nacrés ramassés sur les fonds blancs de nos réminiscences.

Voilà ce qu'au hasard de mes rêveries je trouvai aujourd'hui. Ce fût une rencontre, furtive et improbable, alors que nous étions sur les routes et que fatiguée je préparais un café dans la grande roulotte, profitant d'un instant de calme et écoutant les bruits du dehors parvenant par les portes grandes ouvertes. Mon compagnon semblait parler avec une femme qui avait arrêté sa promenade tout à côté de notre convoi. Je ne percevais que les sons de leurs voix sans pouvoir entendre ce qu'ils se disaient précisément. Ce jour là, je ne souhaitais voir personne, j'avais besoin de repos et c'est donc cachée dans ma petite « maison de bois » que je m'abritai du regard des autres.

Soudain, mon compagnon vint troubler ma retraite ouatée, pour demander prudemment : « Ysa, y'a deux dames là, qui aimeraient bien jeter un coup d’œil à l'intérieur de la roulotte... », puis me regardant et conscient de mon désir de tranquillité, il ajouta :  « Est-ce que ça te dérange ? ». A peine avais-je répondu qu'elles pouvaient venir, que l'une d'entre elles était montée sur la marche de l'entrée et s'exclamait d'une voix perchée et avec un accent prononcé qui ressemblait à l'accent arabe : «Oh ! Je le crois pas !!! Ma mère si elle voyait ça ! », puis très agitée, elle s'adressa à son amie : « Viens voir, viens voir, je le crois pas, y'a même un poêle à bois, on peut même faire du feu !Aller ! Viens j'te dis, viens voir ça... », elle enchaîne en me regardant :  «  Oh, pardon Madame, je veux pas déranger, je veux juste regarder ». Je restais comme deux ronds de flan, les yeux aussi expressifs qu'un poisson brutalement sorti du bocal et qui se demande encore ce qui lui est arrivé. Ma petite casserole de café dans les mains, je m'accrochais solidement au manche (dérisoire amarrage), espérant y trouver un appui face à la tempête tonitruante qu'avait déclenché ces deux nouvelles venues dans mon petit bocal où je faisais des bulles en tournant en rond un instant plus tôt. J'observais les dames (son amie l'avait rejointe), et tandis qu'elle déversait un flot de paroles que j'entendais vaguement, je voyais mon compagnon, resté dehors, posté l'air navré pour moi, juste derrière les deux « rencontres du troisième type ». Celle qui parlait fort, était habillée de bas résilles noirs, un petit sac vernis à la main, les cheveux attachés avec un chou-chou au couleurs criardes et en pur latex, la veste en fourrure nylon, des boucles d'oreilles volumineuses ses lobes distendus habitués au poids, un dessus moulant aux motifs léopard, elle semblait avoir une quarantaine d'années et je me disais, non sans humour, qu'elle avait la tenue assortie à la voix : audacieuse ! Pourtant, malgré ce festival de sons et de couleurs qui me rappelait les ambiances de foire du midi, je sentis d'emblée une sympathie forte pour cette femme. Je sortais bientôt de mes pensées, percutant soudain, que le flot de paroles qu'elle déversait m'était adressé, il allait falloir répondre. « Courage ! » me dis-je.

- « Je ne veux pas vous déranger... », vers son amie elle enchaîne, «...tu as vu ça, j'te jure, c'est pas vrai je rêve ?! », puis de retour vers moi, « alors comme ça vous faites du café ? ».
-« Oui,euh... C'est ça... Je fais du café... », ma voix sort timide et je regarde, toujours les yeux poissonneux, le liquide sombre et chaud au fond de ma petite casserole, je risque : « Vous pouvez entrer si vous voulez... »
- Se sentant autorisée, elle enchaîne en rafale, « Et alors là, tu fais le feu ? », sans attendre la réponse, « tu chauffes au bois ? C'est comme ma mère, mon dieu ! Si elle voyait ça Madame, ma mère elle pleure ! Et alors, là ?... C'est les enfants qui dorment, t'as combien d'enfants ? »
- Moi, droite et aussi perplexe qu'un thon, « Quatre... J'ai quatre enfants... »
- « Quatre enfants ?! Et y dorment tous ici ? Avec vous ? Vous dormez tous dedans ? C 'est des filles où des garçons ? »
- « Deux filles et deux garçons »
- « Ah, ça... ça, c'est bien, deux de chaque, c'est bien ça Madame, et là, tu cuisines ?... Mais c'est pas possible, vous pouvez pas dormir à six ici... »
- « Non, nous, les parents, on dort dans la petite roulotte à côté, et depuis peu, ma fille aînée dort dans la petite « caravette », juste là... »
-  « Oh,lala,lala ! Moi, je ferais pas ça Madame, il faut pas faire ça, les filles il faut les faire dormir dans la p'tite caravane, les 2 garçons, il faut les faire dormir dans la petite roulotte, et la plus grande roulotte, il faut la prendre pour vous, moi, c'est sûr, je la prendrais pour moi... Et le chien il dort aussi à l'intérieur ? Il faut le mettre dehors, il peut pas rentrer dans la roulotte... Oh ! J'te jure si ma mère elle voyait ça, elle pleure Madame ! Et les enfants, ils vont pas à l'école ? 
-« Non, on les instruit nous-mêmes, tous les matins... »
- Regardant son amie « Ah ! Oui, tu vois, c'est comme nous, y vont pas à l'école... » puis s'adressant à moi, « Alors, tes enfants ils sont heureux, hein ? »
Comme je répond timidement : « Oui, je crois... ». Elle s'arrête soudain comme n'ayant plus de souffle, me regarde avec une attention accrue, et l’œil méfiant elle scanne mon accoutrement. Je porte un jeans, un tee-shirt uni, des petites lunettes de lectures posées sur le dessus de ma tête, je suis parfumée, et mes chaussures « Arts » complète ma tenue pratique, élégamment décontractée, une tenue scientifiquement « négligée ». Je suis d'un autre monde. Elle s'en rend compte. Silence gêné. L'ange malicieux étant passé, elle rompt le silence.
- « Et tu peux rester ici, avec tout ton convoi ? »
- « Je dois en demander les autorisations auprès des mairies... Mais comme nous faisons du spectacle, on m'autorise à rester... »
- « Ah ? Tu fais du spectacle ? De la musique ? Du spectacle de quoi ? Et tes enfants, y font aussi du spectacle ? »
-« Oui, il y a juste , le petit dernier qui ne le fait pas, c'est encore trop dur... C'est du théâtre...»
- «Ah, oui, alors tu peux rester, grâce au spectacle... »
-Je demande intriguée : « Vous vivez ici ? »
- « Oui, on vit sur le terrain là-bas... On est des gitans, je viens d'acheter ma nouvelle caravane, elle est grande comme ta roulotte, mais j'te jure Madame, si tu me donnes ta roulotte, j'te donne tout de suite ma caravane, elle est super équipée et elle est très pratique, mais c'est sûr qu'elle vaut pas ta roulotte. Ma mère... Ma mère, elle a connu ça, elle a vécu dans la même roulotte que toi, elle chauffait avec le bois... Maintenant c'est fini, ça existe plus ça... C'est toi, qui la faite ? »
- « Non, c'est un roulottier qui l'a fabriquée pour nous »
- « Tu dois aller à Sainte Marie de la mer, c'est sûr, qu'on va t'accueillir, y vont pas en revenir, tu dois y aller, tu seras accueillie toi avec tes enfants... ». Puis, de nouveau s'installe un silence interrogatif. Elle demande prudemment : « Mais toi...Tu viens pas de là ? Tes parents, ils vivaient comme ça ? Tu vis toute l'année dans tes roulottes ? T'as une maison ? J'te jure madame, j'ai les larmes aux yeux, c'est comme dans un rêve... C'est le rêve de ma mère, elle m'a raconté, le feu dans le poêle et tout ça... »
-  « Vous avez vécu ça ? Vous... Vous avez vécu petite dans des roulottes en bois ? »
- «  Mais non !!! ça, c'est ce que j'te dis madame, c'est fini ça, nous, on nous parque et on est dans des caravanes en plastique maintenant... C'est terminé, on n'en voit plus des gens qui vivent comme ça. Ta famille ? Y' comprennent ce que tu fais ? »
Je la regarde avec tendresse et je sens l'émotion de cette femme plongeant dans ses souvenirs de petite fille qui écoutait les histoires de sa mère. Une mère et un mode de vie aujourd'hui morts.
J'explique : « Oui, je vis avec ma famille et toute l'année dans mes roulottes, oui, c'est une vie que je sais donc difficile mais belle, oui, le spectacle facilite mes déplacements et m'autorise le stationnement sur l'espace « public », oui, je pense que mes enfants sont heureux et bénéficient d'une certaine liberté, oui, je viens d'une vie en maison, j'ai quitté le confort de cette maison pour en arriver là, non, mes parents n'étaient pas des gens du voyage, je viens d'un milieu aisé et conformiste, non, je ne les vois plus, mon père est mort, et ma mère... C'est compliqué... Je ne la vois pas ». A nouveau, un silence s'installe et nous nous regardons intensément toutes les deux. Après une pause chargée d'émotion, elle ajoute avec l'humour et la joie qui semblent l'habiter en permanence, habillant joliment sa tristesse et la mienne : « Donc, toi, tu as choisi de faire le chemin à l'envers ?... »
- «... » 

Oui, c'est ça, c'est exactement ça, j'ai fait « un chemin à l'envers », et retrouvant mon air de thon sorti du bocal, je pense que cette femme, a su exprimer, mieux que je ne l'aurais su, la réalité profonde qui est la mienne. J'ai fait le choix de parcourir une route à l'envers, alors que je ne venais pas de là, que je ne connaissais rien à la réalité des gens du voyage, j'ai pourtant choisi, de quitter le confort d'une maison, la sécurité d'un salaire mensuel, le repos des enfants qui vont à l'école, les dîners en famille ou entre amis dans des lieux connus car on y évolue depuis toujours, la sécurité des assurances santés qui se renouvellent automatiquement depuis que vous êtes nés, j'ai quitté les carottes sous cellophanes, et la température constante à 23°, j'ai quitté mon palais doré et les amis qui me trouvaient folle, tout cela pourquoi ? Pourquoi ?... « Pour faire le chemin à l'envers ». Et ce jour là, rencontrant au hasard cette gitane au cœur grand et vaste comme un monde sans frontières, je comprenais que je n'étais pas un « thon », ni un « poisson sorti du bocal », là, plantée avec ma casserole comme unique rempart entre elle et moi, je la regardais et je comprenais que j'étais plutôt un « saumon ». Une femelle saumon qui fraye et qui lutte de toutes ses forces pour remonter le courant, elle ne sait même pas si elle arrivera vivante, elle avance et c'est juste plus fort qu'elle, plus fort que tous, plus fort que tout, elle veut revenir à la source, car c'est là, et nulle part ailleurs qu'elle doit pondre ces œufs. C'est à partir de ce lieux profondément inscrit en elle-même qu'elle doit créer et procréer, c'est uniquement à partir de là que la vie aura une chance de grandir et de vivre à son tour... C'est là, que comme un rendez-vous puissant, elle retrouvera donc son mâle pour s'unir et créer.

Je ne me souviens plus de son nom en gitan, mais je me souviens qu'elle m'en avait donné, en riant, la signification cocasse. Ses parents l'avaient appelée « chèvre », car petite, elle sautillait partout, et aimait grimper où le monde offrait à ses caprices sauvages un promontoire bienveillant. Alors que nous étions à présent dehors, et que déjà nous sentions, toutes deux, qu'il allait falloir se quitter, je courais vers ma roulotte pour aller y chercher quelque chose qu'elle puisse garder de moi. Je lui tendis un oiseau mobile fait de mes mains. Et dans l'émotion qui nous étreignait toutes les deux, nous nous embrassions en nous souhaitant bon vent, je la regardais s'éloigner en pensant qu'elle avait peut-être, l'espace d'une rencontre, retrouvé cette joie sautillante de son enfance. Un temps où elle vivait libre et heureuse en écoutant les histoires d'une mère qui, se souvenant des roulottes et du voyage, lui racontait le temps passé et les feux de bois dans le petit poêle, qui murmurait tout cela dans sa langue de gitane, à elle, sa petite « chèvre ».



Elle me quitta les larmes aux yeux, émue sans doute, d'avoir pu entrevoir une forme de liberté perdue. Aujourd'hui, attachée, comme la petite chèvre de Monsieur Seguin, dans une pâture, la corde au cou, avec l'eau et l'électricité, et pour se protéger du froid, sa caravane toute équipée en plastique. La « rémini-sens » de cette rencontre résonne encore en moi, alors que je m'efforce toujours de « faire le chemin à l'envers » à contre courant, reconnaissante d'avoir pu croiser cette étrange personne qui sans le savoir me rappelait, dans une formule simple, à ce que j'étais et au choix que j'avais fait.  

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