Lorsque le présent ne fait pas toujours sens, il arrive que
l'on plonge dans la mémoire espérant y glaner quelques souvenirs
précieux. Ainsi, remontant à la surface, on peut contempler, à la
lumière de la conscience, les petits fragments nacrés ramassés sur
les fonds blancs de nos réminiscences.
Voilà ce qu'au hasard de mes rêveries
je trouvai aujourd'hui. Ce fût une rencontre, furtive et improbable,
alors que nous étions sur les routes et que fatiguée je préparais
un café dans la grande roulotte, profitant d'un instant de calme et
écoutant les bruits du dehors parvenant par les portes grandes
ouvertes. Mon compagnon semblait parler avec une femme qui avait
arrêté sa promenade tout à côté de notre convoi. Je ne percevais
que les sons de leurs voix sans pouvoir entendre ce qu'ils se
disaient précisément. Ce jour là, je ne souhaitais voir personne,
j'avais besoin de repos et c'est donc cachée dans ma petite « maison
de bois » que je m'abritai du regard des autres.
Soudain, mon compagnon vint troubler ma
retraite ouatée, pour demander prudemment : « Ysa, y'a
deux dames là, qui aimeraient bien jeter un coup d’œil à
l'intérieur de la roulotte... », puis me regardant et
conscient de mon désir de tranquillité, il ajouta :
« Est-ce que ça te dérange ? ». A peine avais-je
répondu qu'elles pouvaient venir, que l'une d'entre elles était
montée sur la marche de l'entrée et s'exclamait d'une voix perchée
et avec un accent prononcé qui ressemblait à l'accent arabe :
«Oh ! Je le crois pas !!! Ma mère si elle voyait ça ! »,
puis très agitée, elle s'adressa à son amie : « Viens
voir, viens voir, je le crois pas, y'a même un poêle à bois, on
peut même faire du feu !Aller ! Viens j'te dis, viens voir
ça... », elle enchaîne en me regardant : «
Oh, pardon Madame, je veux pas déranger, je veux juste regarder ».
Je restais comme deux ronds de flan, les yeux aussi expressifs qu'un
poisson brutalement sorti du bocal et qui se demande encore ce qui
lui est arrivé. Ma petite casserole de café dans les mains, je
m'accrochais solidement au manche (dérisoire amarrage), espérant y
trouver un appui face à la tempête tonitruante qu'avait déclenché
ces deux nouvelles venues dans mon petit bocal où je faisais des
bulles en tournant en rond un instant plus tôt. J'observais les
dames (son amie l'avait rejointe), et tandis qu'elle déversait un
flot de paroles que j'entendais vaguement, je voyais mon compagnon,
resté dehors, posté l'air navré pour moi, juste derrière les deux
« rencontres du troisième type ». Celle qui parlait
fort, était habillée de bas résilles noirs, un petit sac vernis à
la main, les cheveux attachés avec un chou-chou au couleurs criardes
et en pur latex, la veste en fourrure nylon, des boucles d'oreilles
volumineuses ses lobes distendus habitués au poids, un dessus
moulant aux motifs léopard, elle semblait avoir une quarantaine
d'années et je me disais, non sans humour, qu'elle avait la tenue
assortie à la voix : audacieuse ! Pourtant, malgré ce
festival de sons et de couleurs qui me rappelait les ambiances de
foire du midi, je sentis d'emblée une sympathie forte pour cette
femme. Je sortais bientôt de mes pensées, percutant soudain, que le
flot de paroles qu'elle déversait m'était adressé, il allait
falloir répondre. « Courage ! » me dis-je.
- « Je ne veux pas vous
déranger... », vers son amie elle enchaîne, «...tu as vu ça,
j'te jure, c'est pas vrai je rêve ?! », puis de retour
vers moi, « alors comme ça vous faites du café ? ».
-« Oui,euh... C'est ça... Je
fais du café... », ma voix sort timide et je regarde, toujours
les yeux poissonneux, le liquide sombre et chaud au fond de ma petite
casserole, je risque : « Vous pouvez entrer si vous
voulez... »
- Se sentant autorisée, elle
enchaîne en rafale, « Et alors là, tu fais le feu ? »,
sans attendre la réponse, « tu chauffes au bois ? C'est
comme ma mère, mon dieu ! Si elle voyait ça Madame, ma mère
elle pleure ! Et alors, là ?... C'est les enfants qui
dorment, t'as combien d'enfants ? »
- Moi, droite et aussi perplexe
qu'un thon, « Quatre... J'ai quatre enfants... »
- « Quatre enfants ?!
Et y dorment tous ici ? Avec vous ? Vous dormez tous
dedans ? C 'est des filles où des garçons ? »
- « Deux filles et deux
garçons »
- « Ah, ça... ça, c'est
bien, deux de chaque, c'est bien ça Madame, et là, tu cuisines ?...
Mais c'est pas possible, vous pouvez pas dormir à six ici... »
- « Non, nous, les parents,
on dort dans la petite roulotte à côté, et depuis peu, ma fille
aînée dort dans la petite « caravette », juste là... »
- « Oh,lala,lala !
Moi, je ferais pas ça Madame, il faut pas faire ça, les filles il
faut les faire dormir dans la p'tite caravane, les 2 garçons, il
faut les faire dormir dans la petite roulotte, et la plus grande
roulotte, il faut la prendre pour vous, moi, c'est sûr, je la
prendrais pour moi... Et le chien il dort aussi à l'intérieur ?
Il faut le mettre dehors, il peut pas rentrer dans la roulotte...
Oh ! J'te jure si ma mère elle voyait ça, elle pleure Madame !
Et les enfants, ils vont pas à l'école ?
-« Non, on les instruit
nous-mêmes, tous les matins... »
- Regardant son amie « Ah !
Oui, tu vois, c'est comme nous, y vont pas à l'école... »
puis s'adressant à moi, « Alors, tes enfants ils sont heureux,
hein ? »
Comme je répond timidement :
« Oui, je crois... ». Elle s'arrête soudain comme
n'ayant plus de souffle, me regarde avec une attention accrue, et
l’œil méfiant elle scanne mon accoutrement. Je porte un jeans, un
tee-shirt uni, des petites lunettes de lectures posées sur le dessus
de ma tête, je suis parfumée, et mes chaussures « Arts »
complète ma tenue pratique, élégamment décontractée, une tenue
scientifiquement « négligée ». Je suis d'un autre
monde. Elle s'en rend compte. Silence gêné. L'ange malicieux étant
passé, elle rompt le silence.
- « Et tu peux rester ici,
avec tout ton convoi ? »
- « Je dois en demander les
autorisations auprès des mairies... Mais comme nous faisons du
spectacle, on m'autorise à rester... »
- « Ah ? Tu fais du
spectacle ? De la musique ? Du spectacle de quoi ? Et
tes enfants, y font aussi du spectacle ? »
-« Oui, il y a juste , le petit
dernier qui ne le fait pas, c'est encore trop dur... C'est du
théâtre...»
- «Ah, oui, alors tu peux rester,
grâce au spectacle... »
-Je demande intriguée : « Vous
vivez ici ? »
- « Oui, on vit sur le
terrain là-bas... On est des gitans, je viens d'acheter ma nouvelle
caravane, elle est grande comme ta roulotte, mais j'te jure Madame,
si tu me donnes ta roulotte, j'te donne tout de suite ma caravane,
elle est super équipée et elle est très pratique, mais c'est sûr
qu'elle vaut pas ta roulotte. Ma mère... Ma mère, elle a connu ça,
elle a vécu dans la même roulotte que toi, elle chauffait avec le
bois... Maintenant c'est fini, ça existe plus ça... C'est toi, qui
la faite ? »
- « Non, c'est un roulottier
qui l'a fabriquée pour nous »
- « Tu dois aller à Sainte
Marie de la mer, c'est sûr, qu'on va t'accueillir, y vont pas en
revenir, tu dois y aller, tu seras accueillie toi avec tes
enfants... ». Puis, de nouveau s'installe un silence
interrogatif. Elle demande prudemment : « Mais toi...Tu
viens pas de là ? Tes parents, ils vivaient comme ça ? Tu
vis toute l'année dans tes roulottes ? T'as une maison ?
J'te jure madame, j'ai les larmes aux yeux, c'est comme dans un
rêve... C'est le rêve de ma mère, elle m'a raconté, le feu dans
le poêle et tout ça... »
- « Vous avez vécu ça ?
Vous... Vous avez vécu petite dans des roulottes en bois ? »
- « Mais non !!! ça,
c'est ce que j'te dis madame, c'est fini ça, nous, on nous parque et
on est dans des caravanes en plastique maintenant... C'est terminé,
on n'en voit plus des gens qui vivent comme ça. Ta famille ? Y'
comprennent ce que tu fais ? »
Je la regarde avec tendresse et je sens
l'émotion de cette femme plongeant dans ses souvenirs de petite
fille qui écoutait les histoires de sa mère. Une mère et un mode
de vie aujourd'hui morts.
J'explique : « Oui, je vis
avec ma famille et toute l'année dans mes roulottes, oui, c'est une
vie que je sais donc difficile mais belle, oui, le spectacle facilite
mes déplacements et m'autorise le stationnement sur l'espace
« public », oui, je pense que mes enfants sont heureux et
bénéficient d'une certaine liberté, oui, je viens d'une vie en
maison, j'ai quitté le confort de cette maison pour en arriver là,
non, mes parents n'étaient pas des gens du voyage, je viens d'un
milieu aisé et conformiste, non, je ne les vois plus, mon père est
mort, et ma mère... C'est compliqué... Je ne la vois pas ». A
nouveau, un silence s'installe et nous nous regardons intensément
toutes les deux. Après une pause chargée d'émotion, elle ajoute
avec l'humour et la joie qui semblent l'habiter en permanence,
habillant joliment sa tristesse et la mienne : « Donc,
toi, tu as choisi de faire le chemin à l'envers ?... »
- «... »
Oui, c'est ça, c'est exactement ça,
j'ai fait « un chemin à l'envers », et retrouvant mon
air de thon sorti du bocal, je pense que cette femme, a su exprimer,
mieux que je ne l'aurais su, la réalité profonde qui est la mienne.
J'ai fait le choix de parcourir une route à l'envers, alors que je
ne venais pas de là, que je ne connaissais rien à la réalité des
gens du voyage, j'ai pourtant choisi, de quitter le confort d'une
maison, la sécurité d'un salaire mensuel, le repos des enfants qui
vont à l'école, les dîners en famille ou entre amis dans des lieux
connus car on y évolue depuis toujours, la sécurité des assurances
santés qui se renouvellent automatiquement depuis que vous êtes
nés, j'ai quitté les carottes sous cellophanes, et la température
constante à 23°, j'ai quitté mon palais doré et les amis qui me
trouvaient folle, tout cela pourquoi ? Pourquoi ?... « Pour
faire le chemin à l'envers ». Et ce jour là, rencontrant au
hasard cette gitane au cœur grand et vaste comme un monde sans
frontières, je comprenais que je n'étais pas un « thon »,
ni un « poisson sorti du bocal », là, plantée avec ma
casserole comme unique rempart entre elle et moi, je la regardais et
je comprenais que j'étais plutôt un « saumon ». Une
femelle saumon qui fraye et qui lutte de toutes ses forces pour
remonter le courant, elle ne sait même pas si elle arrivera vivante,
elle avance et c'est juste plus fort qu'elle, plus fort que tous,
plus fort que tout, elle veut revenir à la source, car c'est là, et
nulle part ailleurs qu'elle doit pondre ces œufs. C'est à partir de
ce lieux profondément inscrit en elle-même qu'elle doit créer et
procréer, c'est uniquement à partir de là que la vie aura une chance
de grandir et de vivre à son tour... C'est là, que comme un
rendez-vous puissant, elle retrouvera donc son mâle pour s'unir et
créer.
Je ne me souviens plus de son nom en
gitan, mais je me souviens qu'elle m'en avait donné, en riant, la
signification cocasse. Ses parents l'avaient appelée « chèvre »,
car petite, elle sautillait partout, et aimait grimper où le monde
offrait à ses caprices sauvages un promontoire bienveillant. Alors
que nous étions à présent dehors, et que déjà nous sentions,
toutes deux, qu'il allait falloir se quitter, je courais vers ma
roulotte pour aller y chercher quelque chose qu'elle puisse garder de
moi. Je lui tendis un oiseau mobile fait de mes mains. Et dans
l'émotion qui nous étreignait toutes les deux, nous nous
embrassions en nous souhaitant bon vent, je la regardais s'éloigner
en pensant qu'elle avait peut-être, l'espace d'une rencontre,
retrouvé cette joie sautillante de son enfance. Un temps où elle
vivait libre et heureuse en écoutant les histoires d'une mère qui,
se souvenant des roulottes et du voyage, lui racontait le temps passé
et les feux de bois dans le petit poêle, qui murmurait tout cela
dans sa langue de gitane, à elle, sa petite « chèvre ».
Elle me quitta les larmes aux yeux,
émue sans doute, d'avoir pu entrevoir une forme de liberté perdue.
Aujourd'hui, attachée, comme la petite chèvre de Monsieur Seguin,
dans une pâture, la corde au cou, avec l'eau et l'électricité, et
pour se protéger du froid, sa caravane toute équipée en plastique.
La « rémini-sens » de cette rencontre résonne encore en
moi, alors que je m'efforce toujours de « faire le chemin à
l'envers » à contre courant, reconnaissante d'avoir pu croiser
cette étrange personne qui sans le savoir me rappelait, dans une
formule simple, à ce que j'étais et au choix que j'avais fait.