J’aurais voulu mettre le très joli cliché que j’avais pris
de ces deux jeunes rencontrés au hasard dans les jardins de Bonnefoy à peine
deux heures après notre arrivée… Mais une mauvaise manipulation de mon appareil
photo (je ne suis pas des plus douée) a irrémédiablement effacé tout le fichier
où étaient stockées mes photos… J’ai ragé, mais en tout cas, ils ne m’en
voudront pas, car Laura m’a dit : « Une photo ? De nous ?
Sur ton site ? Oh ! La, la, mais j’ai une vraie tête de
plouc ! »… Moi, je ne trouvais pas ! Je les trouvais même plutôt
mignons…
Nous venions de prendre le repas de midi et nous en étions
au petit café, quand une mamy passant sa tête dans la roulotte en s’excusant
nous interpelle : « Bonjour excusez-moi, est-ce que vous pourriez me
renseigner un lieu d’hébergement d’urgence dans le quartier… » Et
désignant un couple de jeunes, assis sur le banc tout à côté elle
enchaîne : « Je les ai trouvé au Capitole, ils dorment depuis deux semaines
dans la rue, je ne peux les héberger chez moi, j’ai de la famille, vous
comprenez… Ils sont épuisés, je les ai nourris deux jours et j’essaye de leurs
trouver un lieu d’hébergement, mais tous ceux que nous avons visités sont
complets ou ne peuvent les accueillir, je suis une mamy-maman, je ne peux pas
laisser deux jeunes dans la rue quand même, on ne devrait pas laisser les
jeunes dans la rue, oh ! Mon dieu, je me dis que le monde est bien triste,
personne ne veut les recueillir… ».
Je jette un coup d’œil rapide vers le banc, je salue le
« couple » étrange, mes nouveaux voisins immédiats… Je réponds à la
dame que je ne suis pas du quartier et de plus, j’habite dans mes roulottes, je
ne vois pas très bien ce que je pourrais faire pour aider, je suggère de
téléphoner au Samu pour peut-être avoir des informations susceptibles d’aider…
Je me tais, je réfléchis. Xavier passe sa tête au-dehors et propose aux jeunes
un thé ou un café, ravis mais fatigués, ils répondent : « Oui, un thé
merci… ». Je leurs propose de venir s’asseoir avec nous à notre table, et
une chaise pour la mamy qui les accompagne déterminée depuis tôt le matin et
qui n’en peut plus d’avoir trop marché. Nous voilà tous à table, les enfants
inquiets me regardent, ils ne comprennent pas bien ce qui se passe, sauf
Ysaline qui tente d’élaborer des solutions… (Sacrée Ysaline !)
Je me lève et vais voir le gardien du parc : « Excusez-moi,
je suis la dame qui occupe la roulotte, verriez-vous un inconvénient à ce que
je loge ces deux jeunes à la rue, juste pour une nuit, ils sont épuisés, ils
ont besoin de repos d’urgence, et, cet après-midi, mon chapiteau sera monté, il
pourrait être un abris confortable pour eux, le temps d’une nuit. » Il
répond en souriant : « Oh ! Mais oui, évidemment, pas de
problème, mais allez quand même le signaler au personnel de mairie
responsable de votre accueil… ». Confiante et naïve, je me rends dans le
hall d’accueil de ce petit centre culturel de quartier pour aller signaler mon
intention aux personnes responsables. Je me heurte immédiatement à un refus. J’insiste,
je me porte responsable, ils sont loger chez
moi, dans l’espace de mon
chapiteau. En souriant, la personne me répond : « Oui, mais ton
chapiteau et tes roulottes sont dans un parc qui appartient à la Mairie, vous êtes
donc tous sous la responsabilité de la Mairie… C’est donc absolument
impossible. » La personne ajoute, qu’une fois son repas terminé, elle
viendra les voir aux roulottes. Je la remercie et regagne mon petit « chez
moi » en me disant que moi aussi je ne suis plus jamais « chez moi »
mais toujours chez les autres, car même cet espace « public » possède
des gardiens, des barrières et un code d’accès, il est interdit d’y pénétrer la
nuit, de se rafraîchir les pieds dans l’eau de cette fontaine qui occupe le
centre du jardin…
Dépitée je fais part de la nouvelle aux deux jeunes, et j’ajoute
que la dame de la Mairie viendra les voir pour leurs fournir des informations
peut-être utiles… Nous prenons le thé en nous découvrant les uns les autres…
Laura a 19 ans, les cheveux longs et bouclés, la peau
blanche parsemée de points de beauté, elle porte des lunettes, elle a le
sourire timide et le regard désolé des gens qui ne veulent pas déranger, elle s’excuse
d’être là. Steve a 18 ans, les cheveux châtains, un jeans prêté par un ami dans
lequel il flotte à présent, (il a perdu 5 kilos en deux semaines), « le
stress sans doute », il sourit plus facilement, il semble plus détendu que
Laura. Je demande :
-« Comment vous vous êtes retrouvés dans cette
situation ? »
-« On ne pouvait plus payer notre loyer, le
propriétaire a changé la serrure sur la porte… »
-« Mais il ne peut pas faire ça sans vous informer au
préalable… Vous devriez pouvoir récupérer vos affaires personnelles ! »
-« Oh ! Il les a sûrement mises à la poubelle nos
affaires… Non, c’est fichu… »
-«Mais vous avez sûrement un recours contre lui… »
-« Ah, mais on a été voir les gendarmes, ils nous ont
envoyé sur les roses, c’est pas leur problème qu’ils nous ont dit… »
J’enchaîne :
-« D’où venez- vous ? »
-« De Lavelanet en Ariège… Je pensais pouvoir trouver
du travail à Toulouse, mais ça fait deux semaines que l’on cherche un
hébergement ou un travail mais y’a rien ici, la ville c’est encore pire, j’arrive
pas à dormir dans la rue, on nous agresse, alors je dors pas, avant j’avais mon
chien, j’étais un peu rassurée, mais j’ai dû le donner à quelqu’un hier parce
que je savais plus lui donner à mangé… Je me dis qu’elle est mieux là ou elle
est… Steve il veille la nuit, on essaye de dormir un peu chacun à tour de rôle…
Là, je sens que je pète un plomb, les heures avancent, et la nuit se rapproche,
et la nuit j’ai peur, je supporte plus d’être dans la rue… »
Laura est la dernière qui a parlé elle regarde Steve avec un
petit sourire désolé, elle enchaîne :
-« Steve il en chie aussi, mais il le montre pas, parce
qu’il est pas émotif comme moi, mais il en chie aussi, moi je le sais, et puis
il sait que moi ça va pas du tout, je deviens dingue, faut pas qu’on reste ici,
y’a rien ici pour nous, faut qu’on parte, Steve il sent que moi ça va pas,
alors il se retient, il montre rien… »
Claire (la dame de la Mairie) arrive, elle les salue, et
leur donne deux trois indications, elle leurs demande s’ils sont majeurs. Peu
après Nadia (de la Mairie) arrive à son tour, elle interroge les jeunes et leur
demande d’où ils viennent, elle semble ne pas bien comprendre qu’ils ont dormi
près du Capitole, et qu’ils sont arrivés à pied, Claire quant à elle, voit
toutes ses indications refoulées par le « couple » qui précise avoir
déjà effectué les démarches en ce sens sans que cela ne donne une réponse
efficace et positive… Moi, je me rends compte qu’un dialogue de sourds s’installe,
les responsables de Mairie insistent et je suis peu étonnée des propos de ces
deux jeunes qui ne cessent de répéter que toutes ces pistes ne mènent à rien.
Il semble suffire aux uns de savoir que des structures
existent pour croire que les problèmes seront réglés !... Et les autres
tentent, fatigués et pour la énième fois, de faire entendre aux premiers que
ces structures sont toutes complètes, ou que les procédures d’accueil rendent
inaccessibles les lieux aux personnes ne répondant pas aux critères demandés
(pas les papiers d’identité valides, pas un couple, célibataire et sans enfant…).
Même le squat autogéré tout à côté, les aura refusés, car les membres militants
de ce squat se définissent comme faisant partie d’un « groupe, ils se
connaissent tous et leur action est définie comme politique ayant pour objectif
de mettre la main sur des propriétés inoccupées, pur scandale pour les sans
logement ». Alors là ! Je fulmine et je me dis : il est pas beau
le paradoxe ?! (J’exècre la politique : j’ai toujours pensé que la
politique était un bien piètre outil pour agir), mais veulent ils vraiment agir ?
Et les buts poursuivis ne sont-ils pas forts différents ?
Après s’être reposés dans notre petite roulotte une partie
de l’après-midi, ils ont décidé de prendre un train vers Narbonne, Ysaline leur
a donné un peu d’argent (dont ils ne voulaient pas) pour acheter des tickets,
ils sont repartis sous la pluie, couverts à peine de vestes de jogging
blanches, les épaules rentrées avec l’espoir de se faire mieux aider à Narbonne…
J’ai pris trois photos d’eux, on s’est embrassés, on a rit un peu, ils ont
promis de nous donner des nouvelles et nous ont remercié chaleureusement, mais…
de quoi au juste ? Faut-il aujourd’hui être remercié pour passer un peu de
temps avec celui qui demande, faut-il des courbettes et des politesses pour se
voir offrir un thé, et échanger quelques bons mots qui font sourire, faut-il
remercier parce que l’on vous trouve joli à prendre en photo ?
Laura à une maman qui lui a proposé de revenir à la maison,
mais sans Steve, Laura ne peut s’y résoudre, Laura n’a plus son papa… Steve
lui, a une maman et un papa, mais il est en conflit grave avec ses parents (il
ne me dira pas les raisons), il est donc à la rue depuis maintenant un an… Il
possède une formation de coiffeur-maquilleur et espère pratiquer son métier un
jour… Il est porteur d’une carte d’identité non valide… Laura a travaillé au « black »
et possédait des aides de la caf qui lui ont été enlevées sur dénonciation d’un
voisin car elle avait osé héberger Steve et l’avait fait passé pour son
compagnon pour toucher des aides majorées, la Caf l’a sanctionnée, elle a perdu
son emploi, ses aides, n’a plus pu payer son loyer, elle s’est retrouvée à la
rue sans ses maigres affaires personnelles… Son dernier patron a fait faillite
ne lui permettant plus d’avoir accès à ses anciennes fiches de paye, fiches de
paye qui pourraient peut-être lui donner accès provisoirement à un RSA, le
temps de se retrouver un peu… La suite, vous la connaissez, la rue, l’insécurité,
l’incompréhension en face, la peur de devenir « un sans domicile de trente
ans, un vieux débris alcoolique… » Laura dira ces mots en s’essuyant le
nez sur sa manche, cherchant à soustraire à mon regard ses larmes. Quand on n’a
plus rien à soi, il reste toujours ses larmes
pour pleurer… Elle les a gardées précieusement pour elle, elle ne voulait m’offrir
que le sourire et la beauté et la jeunesse et la force et la dignité… Toutes
choses qui vous donnent une apparence humaine.
Quand à moi, je suis si triste de voir la misère frapper de plein
fouet deux si jeunes, cette société qui se prétend avancée mais qui semble
incapable d’offrir une nuit de repos à ces jeunes, je suis écœurée par le
militantisme égoïste qui palabre et ne fait rien squattant fièrement le bien d’un
autre et se l’appropriant, je suis choquée que l’on ait pu me justifier un
refus de les héberger en me renvoyant : « Que même pour moi, il n’était
pas souhaitable de les accueillir, car tout de même… Je ne les connaissais pas ! ».
Ah ! Nous y voilà ! C’est
donc cela, il faut avoir peur,
cette peur immense mais absurde qui justifie toujours bien à point notre cruel
manque d’imagination, cette peur qui apporte des excuses à nos manquements et
qui maquille grossièrement nos zones d’ombres que l’on préfère laisser au
placard… Cette peur atroce qui nous fait commettre le pire, comme dans ce très
beau film que je regardais le soir même, « Liberté » de Tony Gadlif,
qui évoque la tragédie du génocide des bohémiens lors de la seconde guerre
mondiale, et qui faisait écho magnifiquement à ce que je vivais le jour même. Oui, décidément, les seules choses dont on n’ait pas peur dans ce monde sont sans
doute les paradoxes : On aime beaucoup les mots « liberté » ou
encore « égalité », ou mieux encore, « fraternité »… Et pendant que l’on
adore les mots, les choses et les êtres bougent, attendent, espèrent, vivent et
meurent dans les pires souffrances parfois, mais pour certains la souffrance n’est
qu’un mot de plus, un mot rangé soigneusement dans le placard de la conscience
et qu’ils ne sortent à l’occasion que pour mieux palabrer sur… les autres (
sujet sans fin) voulant si peu regarder en eux-mêmes ! On préfère avoir peur, reléguant confortablement l'étrange, puis l'étranger, puis tous les étrangers, dans le continent de l'étranger en soi, ce continent sans cesse grandissant et que l'on ira jamais visiter...